CNIDH » Déclarations » ALLOCUTION DU PRESIDENT DE LA CNIDH A L'ATELIER D’EXPERTS SUR LA PROTECTION DES TEMOINS ET DES VICTIMES
"Réfléchir à un mécanisme cohérent, complet et durable de protection des victimes, des témoins et d’autres personnes, y compris les procureurs de la république, est un travail de haute valeur pour une avancée qualitative de la vie nationale", extrait de l'allocution de Fr Emmanuel NTAKARUTIMANA, président de la Commission Nationale Indépendante des Droits de l'homme(CNIDH). Retrouvez, dans les lignes qui suivent, l'intégralité de son allocution.
Atelier d’experts sur la protection des témoins, des victimes et autres personnes concernées en vue de leur participation à la lutte contre l’impunité au Burundi
Royal Palace Hotel, Bujumbura, 22-23 Août 2012
Par Fr. Emmanuel Ntakarutimana
Président de la CNIDH
· Monsieur le Secrétaire permanent au Ministère de la Justice,
· Monsieur l’Assistant du Ministre de la Sécurité Publique,
· Madame la Présidente de la Cour Constitutionnelle,
· Monsieur le Représentant de l’OHCDH,
· Excellences Mesdames et Messieurs les Représentants du Corps Diplomatique et Consulaire,
· Excellences Mesdames et Messieurs les représentants des organisations internationales,
· Distingués Hauts Cadres des différentes institutions étatiques,
· Distingués représentants de la société civile,
· Distingués invités,
· Mesdames et Messieurs,
La Commission Nationale Indépendante des Droits de l’Homme (CNIDH) salue avec satisfaction l’organisation de cet atelier. Après une année d’expérience, souvent en traitant des questions hautement sensibles, les membres de la CNIDH sont à même de pouvoir apprécier à sa juste mesure la pertinence d’une réflexion concertée sur le sujet de la protection des témoins, des victimes et d’autres personnes concernées en vue de leur participation à la lutte contre l’impunité au Burundi. La CNIDH rêve d’une réflexion qui soit plus qu’un exercice académique. Il s’agit d’une question cruciale dont dépend la renaissance de notre pays. Nous sommes ici sur une ligne de crête où des gens vivent dans la marge étroite entre la vie et la mort, les effets étant particulièrement graves pour les femmes et les enfants. Nous cheminons souvent avec des gens qui se sont terrés depuis une longue période, qui vivent des traumatismes visibles à l’œil nu, qui doivent développer des mécanismes de survie dans des contextes hostiles et doivent ruser avec le destin pour continuer à marcher sur la corde raide. L’occasion de cette réflexion est opportune du fait que notre atelier survient au moment où le pays s’engage résolument dans sa reconstruction après des décennies de déconstructions de divers ordres. Le pays s’ouvre progressivement à un Etat de Droit où notre patrie commune devient le respect de la loi. La loi doit redevenir notre maison commune où nous retrouvons sécurité et refuge. La feuille de route attendue de cet atelier devrait donc contribuer à développer une constellation de mesures aptes à protéger les victimes et les témoins dans les différents mécanismes d’établissement des faits et de la vérité, jusque dans leurs vertus thérapeutiques.
Un penseur averti comme Pablo de Greiff avec son équipe de l’International Center for Transitional Justice de New York a déjà montré combien il est difficile de casser le cercle vicieux de l’impunité et initier le déblocage des énergies internes des populations afin de lancer la dynamique de développement dans des sociétés longtemps marquées par les atrocités et les violations massives des droits humains[1]. On ne s’en rend pas toujours suffisamment compte, l’héritage des atrocités du passé développe inconsciemment au sein des victimes, mais aussi de leur communauté un profond et durable sentiment de peur et d’incertitude. Cela se remarque d’abord chez ceux qui ont subi des sévices physiques, mais aussi cela s’étend rapidement chez leurs membres de familles et, par osmose, jusqu’à leur communauté et à la société en général. Ce sens d’incertitude conduit à une peur panique permanente qui génère à son tour une démobilisation intérieure et une perte de la capacité d’initiatives.
De plus les gens perdent progressivement la capacité de développer des attentes et des aspirations par rapport à ce à quoi ils pourraient s’attendre raisonnablement. Ayant subi des frustrations dans leurs droits élémentaires, ces victimes finissent pas se convaincre qu’elles ne peuvent pas s’attendre à quelque chose de bon et atrophient progressivement la sphère de leurs ambitions. Les enfants qui naissent dans les milieux aisés sont beaucoup plus à même de rêver toujours d’ambitions grandissantes tandis que les pauvres et les victimes des violences développent une logique d’autocensure. Les gens perdent le goût d’aspirer à un statut social épanouissant au niveau professionnel et au niveau économique. L’audace de faire des réclamations auprès des autorités va en diminuant. Cette capacité d’aspiration ne touche pas seulement les besoins et désirs individuels, les préférences ou les plans, elle est plus profonde encore en touchant les attentes sociales et les attentes au niveau de la conception et de l’application des normes.
Il se développe dans leur milieu des réflexes de réclusion qui les confinent à leurs familles, à leurs clubs et communautés, réduisant ainsi l’idée de l’espace public. Cela conduit à un désengagement de la dynamique de solidarité sociale en général.
Ces phénomènes ne touchent pas que les victimes. En effet, la dynamique de peur est contagieuse. Les auteurs des violations des droits humains finissent par développer le même type de réflexe de réclusion et de solidarité fermée que les victimes, non seulement à cause des sentiments d’insécurité par rapport aux révoltes éventuelles, mais aussi par peur du retournement de l’histoire. Dans un tel contexte, il devient difficile, autant pour les victimes que pour les auteurs des violations des droits humains d’augmenter les possibilités du travail ensemble.
Un autre phénomène qui apparaît généralement dans des cadres de violences est la perte de confiance dans les institutions. On n’y croit plus. Comment pourrait-on répondre positivement à une autorité ou à une institution dont on est convaincu qu’on ne partage plus la même base des normes. Les propos et les décisions des autorités institutionnelles provoquent chez les victimes des ressentiments qui ne permettent aucun sens de collaboration librement consenti pour l’exécution d’un quelconque programme. Les institutions sont ainsi obligées de recourir chaque fois à un surcroît de force pour faire exécuter les décisions prises, ce qui accroit les frustrations avec le potentiel de violence qui les accompagne.
Tout ce que nous venons d’évoquer ici montre combien la pauvreté et la question de la violation des droits humains sont intrinsèquement liées et constituent un frein au développement. Une étude par Philip Keefer et Stephen Knack[2] a montré qu’il y a une corrélation entre le respect des droits civils et politiques et la croissance économique ainsi qu’une corrélation entre l’instabilité politique et la violence dans la régression économique et le tarissement des investissements.
La lutte contre l’impunité est donc un facteur clé de développement. Réfléchir à un mécanisme cohérent, complet et durable de protection des victimes, des témoins et d’autres personnes, y compris les procureurs de la république, est donc un travail de haute valeur pour une avancée qualitative de la vie nationale. Mettre ensemble les intervenants clés dans ce secteur, conjuguer les efforts du ministère de la justice, du ministère de la sécurité publique et d’autres acteurs de la vie nationale constitue un facteur de renaissance au moment où le pays se tourne décidément vers la rupture avec les cycles de violence et de violations des droits de l’homme qui ont marqué le passé.
C’est heureux que des experts internationaux se joignent à nous pour éclairer les échanges de leur expertise en partant de contextes variés et complexes, ce qui devrait stimuler notre propre créativité et renforcer notre détermination à aller de l’avant dans la lutte contre l’impunité.
Nous adressons nos remerciements à la Confédération Helvétique et à l’Ambassade de Norvège pour leur soutien sur une réalité aussi stratégique.
Nous adressons nos remerciements à la section Droits de l’Homme et Justice de l’Office du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU du Burundi ainsi qu’au ministère de la Justice et au ministère de la sécurité publique qui ont conjugué leurs efforts pour travailler à l’organisation de ce chantier de réflexion qui devrait renforcer dans le pays le sentiment de sécurité et d’équité pour la renaissance nationale.
C’est sur l’expression de ces rêves de renaissance nationale que je termine mon propos en souhaitant plein succès aux travaux de cet atelier et de bons fruits dans la suite au bénéfice de l’amélioration des conditions de vie de notre peuple.
Je vous remercie.
[1] Pablo de Greiff & Roger Duthie (édit.), Transitional Justice and Development, Making Connections, Advancing Transitional Justice Series, ICTJ & Social Sience Research Council, New York 2009.
[2] Philip Keefer and Stephen Knack, « Why Don’t Pour Countries Catch Up ? A Cross-National Test of an Institutional Explanation », Economic Inquiry 35(1997) : 590-602.